Jérémie Fontanieu à gauche, David Benoît à droite, accompagnés des élèves.  Image : Sylvie Bisconi

Article publié le 19 mars 2024

Jérémie Fontanieu est professeur de SES dans un lycée de Drancy, en Seine-Saint-Denis. Depuis 2012 et avec son collègue David Benoît, enseignant de mathématiques, il a développé la méthode Réconciliations fondée sur une coopération étroite entre enseignants et parents. Plus de dix ans et un livre plus tard, le projet a fait ses preuves – 100 % de réussite au bac depuis 2017-2018 à Drancy – et convaincu plus de 200 enseignants. Le film documentaire Le monde est à eux retrace la mise en place de cette méthode par les deux enseignants au sein de leur classe de Terminale de 2019-2020 – entre espoirs, oppositions et solidarité.

D’où est venue l’idée de cette méthode ?

Elle est venue d’un sentiment d’impuissance face à notre travail. En tant qu’enseignants, on a souvent l’impression de ne pas pouvoir aider les élèves comme on le voudrait. Au lycée particulièrement, les élèves ont “la flemme”, ils ont peur du regard des autres, manquent de confiance en eux… Ce qui conduit à des retards, des bavardages, une certaine passivité de leur part dans leur scolarité – des habitudes que l’on ne parvient pas à changer. On a le sentiment de se battre contre les élèves, alors que ce n’est pas l’essence de notre travail.

Il y a aussi une frustration due aux politiques éducatives. On n’est pas pris au sérieux ; l’enseignement est l’une des rares professions dont les dirigeants se permettent régulièrement de dénigrer les professionnels. Le pacte enseignant, qui accorde des augmentations à ceux qui le “méritent” en acceptant des tâches supplémentaires, le manque d’accompagnement – avec des rendez-vous de carrière souvent infantilisants et déconnectés de la réalité du terrain – les réformes successives… Toutes ces politiques donnent l’impression que nous sommes coincés, et expliquent les mobilisations du corps enseignant, notamment en Seine-Saint-Denis depuis quelques semaines. Pour beaucoup de professeurs, résister à cette réalité passe par l’action militante et la mobilisation syndicale, à laquelle je participe aux côtés des collègues de mon établissement, mais aussi par des projets pédagogiques, comme c’est le cas ici.

J’ai développé cette méthode dans ma classe au début de ma carrière, puis j’ai été rapidement rejoint par mon collègue David Benoît. Nous avons tâtonné les cinq premières années, et puis les résultats sont arrivés.

Quels sont les principes de la méthode Réconciliations ?

Il n’y a qu’un réel principe, qui est le cœur de la méthode : l’alliance entre professeurs et parents. L’idée est de faire en sorte que les familles deviennent à la fois des partenaires et des boucliers pour nous, enseignants. On envoie ainsi un SMS chaque semaine aux parents, de manière à les tenir informés de ce qui se passe en classe et d’assurer le suivi des élèves, au lycée comme à la maison. Si on a leur soutien, y compris sur les décisions désagréables comme les sanctions, cela nous permet de cadrer efficacement les élèves et de ne pas laisser de place pour la négociation. La méthode peut sembler stricte, mais il s’agit en fait de faire respecter les mêmes principes de base que tous les enseignants attendent de leurs élèves : arriver à l’heure, avoir ses affaires, réviser régulièrement…

Ce système a plusieurs effets très positifs. Il nous permet, à nous professeurs, de ne plus subir notre travail et de créer une bulle qui nous protège des violences du métier. Beaucoup d’enseignants souffrent d’une certaine solitude et d’un manque de soutien, de la part des familles comme de la société en général. L’alliance avec les parents permet de ne plus se sentir seuls.

Quant aux élèves, on observe au bout de quelques semaines qu’ils sortent de leur posture passive, prennent confiance en leur potentiel et changent de regard sur nous. Il y a un cercle vertueux qui se met en place. La dynamique de groupe évolue aussi : tout professeur sait qu’une ambiance de classe peut nuire aux efforts de l’enseignant ; là, elle devient une force nouvelle et positive. Le secret, c’est que nous travaillons avec les parents de tous les élèves, de manière régulière et sans distinction. Nous ne nous adressons pas seulement aux parents des élèves qui sont en difficulté ou qui ont une mauvaise conduite (ce qui conduit souvent à les stigmatiser, sur le long terme). Chez les élèves, ce nouveau système crée un sentiment de justice et d’empathie envers les autres. Il y a une solidarité qui s’installe, qui est d’abord morale et qui devient ensuite scolaire : on assiste à des scènes incroyables d’émulation où les élèves s’entraident spontanément pour les cours.

D’autres enseignants vous ont rejoints…

Oui, nous sommes plus de 200 enseignants partout en France, qui partageons la conviction que les parents peuvent devenir de véritables alliés dans notre travail. Nous avons tous vécu une véritable libération avec la mise en place de cette méthode. Nous nous retrouvons chaque année en juillet pour discuter de nos expériences, et nous faisons régulièrement des réunions en visio. Cet aspect “communauté” est devenu aussi important que la méthode en elle-même ; il est essentiel dans notre métier de pouvoir se tourner vers le collectif.

Est-ce que cette méthode peut s’appliquer dans toutes les classes ?

Oui. Bien sûr, l’appropriation de la méthode se fait un peu différemment en fonction du niveau, du milieu, du professeur… La moitié des enseignants qui ont adopté la méthode exercent en quartier populaire, mais l’autre moitié pas du tout : certains sont en zone rurale, d’autres en centre-ville… Chaque classe a ses enjeux propres, et les discussions avec les parents ne seront pas les mêmes ; chaque professeur a aussi sa personnalité et sa vision du métier. Mais le principe de l’alliance parents-enseignant reste le même, et la méthode est flexible. La liberté pédagogique est très importante : on enseigne comme on est.

Comment est née l’idée du film documentaire ? Qu’en attendez-vous ?

La réalisation de ce film nous est tombée dessus un peu par hasard. Depuis dix ans, nous organisons des fêtes de fin d’année avec nos élèves. En 2019-2020, nous avons eu l’idée de diffuser lors de cette fête un petit film de l’année, juste pour nous. Avec le confinement en 2020, nous avons eu beaucoup de temps pour regarder ces vidéos, et nous avons été impressionnés par ce qui s’en dégageait. Nous avons proposé aux élèves et aux parents d’y ajouter des scènes de la vie des élèves, en dehors du lycée, pour en faire quelque chose de plus ambitieux. A l’idée de la “vidéo souvenir” a donc succédé un film à destination de l’extérieur.

Il y a eu ensuite la rencontre avec l’équipe de production, puis avec les distributeurs qui ont accepté de défendre le film. C’est un projet collectif. L’objectif de tout cela, c’est de faire connaître la méthode à un maximum d’enseignants, et de leur donner un aperçu de ce que nous avons vécu à Drancy, de l’épanouissement que ça nous a apporté. On espère que le film leur donnera envie de nous rejoindre.

Dans le film, vous invitez de nombreux anciens élèves à la fête de fin d’année de la classe de Terminale…

Nous restons en contact avec nos anciens élèves. Il y a un sentiment de gratitude envers eux, des liens d’affection, et c’est l’occasion de connaître la suite de leur parcours. En fait, le bac, c’est un prétexte : le vrai but de ce projet pédagogique est de leur donner des outils pour permettre à nos élèves de s’en sortir par eux-mêmes dans l’enseignement supérieur. A la fin du film, on voit dans quelle formation chacun a continué : on voit qu’il y a une grande diversité dans la poursuite d’études. Ce que les élèves gardent de cette année, ce sont en fait les outils, la rigueur, l’organisation, et surtout la confiance en eux.

Dans l’une des scènes du film, on vous voit donner un cours sur le déterminisme social, et sur la “marge de manœuvre” théorisée par le sociologue Bernard Lahire. L’École est-elle toujours un moyen de s’émanciper d’un certain déterminisme social ?

Les études sociologiques montrent que l’école a tendance à reproduire les inégalités plutôt qu’à les réduire, et les politiques éducatives sont très insatisfaisantes : tout cela relève de la structure. Dans nos classes, à petite échelle, nous essayons de faire abstraction de la structure et, encore une fois, de créer une bulle. La méthode Réconciliations parvient à donner aux élèves des outils qui leur permettent de surmonter les obstacles, y compris liés à leur origine sociale. Ils ont des trajectoires qui semblent échapper aux régularités statistiques. Cela montre que le travail paie. Le message n’est pas “Quand on veut, on peut” : il s’agit plutôt de montrer que si on se donne les moyens, on peut aller beaucoup plus loin qu’on ne le pensait.

Les enseignants intéressés par le projet peuvent contacter projet.reconciliations@gmail.com et consulter le dossier pédagogique