Dans votre livre, vous mettez en avant le désordre qui règne dans les programmes scolaires. Ne sont-ils pas bien établis depuis des années ?
On a un système d’éducation qui « appartient » à l’Etat et dans lequel on pourrait légitimement s’attendre à trouver une construction ordonnée. Pourtant ce n’est pas le cas ! A cela plusieurs causes : les responsables politiques de toutes tendances savent depuis longtemps que les programmes scolaires traditionnels ne sont pas en phase avec les besoins des élèves mais ils n’ont pas osé s’y affronter vraiment. Il y a bien eu le socle commun et les « éducation à » mais on n’a jamais vraiment remis les programmes à plat : on s’est contenté de rajouter des étages et ça n’a fait qu’accentuer le désordre. Un travail entre les citoyens sur les finalités de ces programmes serait nécessaire. A un moment, mais dans le seul cadre de la scolarité obligatoire, il y a eu un travail, lors de la loi de Refondation de l’école de 2013 pour réfléchir, à l’initiative du Conseil supérieur des programmes, dont j’ai fait partie, avec des membres de la société civile et des élus politiques, qui consista effectivement à se poser la question des besoins des élèves en savoirs. On s’est interrogé sur la manière d’aider les enfants à se repérer par rapport à la vie, à la maîtrise des émotions, à l’orientation professionnelle, et on a précisément tenté de donner couleur et sens à ce mot socle de « culture ». Mais les pouvoirs politiques n’ont pas embrayé car c’était trop révolutionnaire. Les deux lois sur le socle commun et la refondation du collège n’ont pas suffi…
Et que pensez-vous de la réforme du lycée ?
Intéressant sur le fond, courageux : revenir sur les « séries », dont le jeu était pervers depuis des années… Mais il n’y a eu aucune réflexion préalable sur les finalités du lycée. Le courage manque aux politiques mais le conservatisme vient probablement de nous tous, de nos racines culturelles profondes. Il vient aussi des enseignants, dont j’ai fait partie, qui sont formatés par l’Etat et ses concours. Ce n’est qu’à partir d’un consensus sur les finalités qu’on pourrait réfléchir à tout cela, le tout avant les parties ! Sortir du conservatisme, mais comment sort-on du cercle des répétitions ?
Ce manque de finalité de l’école et de ses programmes explique-t-il en partie les difficultés rencontrées, notamment lors des évaluations internationales ?
L’école en France marche plutôt bien pour les élèves des familles favorisées. Mais la diffusion des savoirs est inégalitaire et l’école est socialement élitiste. Même si les programmes scolaires sont dénués de sens, les élèves des milieux favorisés n’en sont pas trop troublés car ils leurs permettent de franchir les phases de sélection qui mènent aux meilleures filières, aux prépas, aux bonnes écoles… Mais les classes défavorisées veulent du sens tout de suite. Or l’école ne leur apprend pas ce qui pourrait les aider à vivre dans un monde complexe, comme la psychologie, le droit ou même les compétences ordinaires nécessaires au quotidien… Les enfants des milieux aisés l’apprennent à la maison, mais pas ceux des milieux plus modestes.
Il faudrait que l’école évalue sans complaisance ses savoirs, présents et absents. S’agissant des compétences pour vivre, c’est bien joli de faire des dissertations mais apprendre à écrire une lettre, c’est utile. Savoir comment se comporter face à l’administration ou se repérer entre tous les noms de services d’un hôpital aide les élèves à se préparer à leur vie future de manière concrète. Quoi de plus important que d’apprendre à vivre ?
Les disciplines bien sûr sont importantes, mais elles n’ont jamais été pensées pour le bonheur des élèves ni pour les aider à se débrouiller dans le monde.
Comment faire alors pour changer les choses ?
Il faudrait d’abord de l’empirisme et plus de sérieux : des évaluations solides des programmes en vigueur, enfin, au lieu que ce soit chaque ministre qui modifie le jeu en fonction de son idéologie.
Ensuite, il faudrait une réflexion nationale qui traite à froid des questions potentiellement chaudes : jusqu’où par exemple veut-on que la culture de nos élèves soit « nationale », « locale », ou constituée en référence à l’humanité, voire à un cercle plus large si on rejoint la préoccupation de la planète ? Jusqu’où par exemple pense-t-on que la culture d’un bachelier doit être spécialisée ou commune ? Jusqu’où pense-t-on que la séparation entre professionnel et « général » est de nos jours encore fondée ou discriminante, pour les uns et les autres ? Jusqu’où pense-t-on qu’on doive penser ensemble « instruction » et « éducation » ? Le lycée est-il là pour éduquer ?
Mais surtout nous pensons que la demande de sens va plus loin. Elle rejoint aujourd’hui le thème de l’esprit crique, mais en le reprenant avec tout l’orchestre : aujourd’hui à l’heure des fake news, l’école doit proclamer plus que jamais sa mission par rapport à la vérité, dans ses divers statuts. Parce que les élèves sont demandeurs, face au relativisme généralisé, encouragé par certaines idéologies. Mais surtout, à l’heure où l’on voit bien que des machines de l’intelligence artificielle fabriquent de la connaissance à notre place, où l’accumulation des big data est une donne nouvelle pour l’humanité, où les algorithmes veulent décider à notre place, il est évident qu’il faut repenser l’école sur une base nouvelle. Nous proposons que ce que l’on apprend à l’école se distingue de tout ce qu’on apprend ailleurs précisément en amenant les élèves à se poser systématiquement, face à tous les savoirs, la question de leur de leur sens, pour celui qui apprend, pour la société et pour l’humanité.
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