Comment est née l’envie d’écrire ce livre ?

J’ai été pédopsychiatre pendant 40 ans. J’ai travaillé sur l’école et la souffrance des enfants et je connais bien l’Education nationale pour avoir souvent été amenée à y intervenir. J’ai ainsi formé des enseignants, des CPE, des infirmiers scolaires… Plus je connaissais le système, plus je me disais que ce n’était pas possible de les laisser sans aide. Et puis, face aux difficultés des élèves et enseignants, on engorge trop souvent les services de psychiatrie inutilement. La prise en charge doit se faire différemment, sur le mode de la prévention.

Ce livre s’adresse aux enseignants, cadres éducatifs, infirmiers, éducateurs spécialisés, psychologues et médecins. En quoi est-ce l’affaire de tous ?

« Il faut tout un village pour élever un enfant », dit un proverbe africain. Il faudrait que tous les adultes s’entendent pour y contribuer sans se dire que cela relève plus du travail des parents ou de l’école. C’était davantage le cas dans les années 50 où tous les adultes avaient les mêmes références, les mêmes règles. Si une personne ne les respectait pas, elle était exclue. Tout n’était pas bon à garder dans ce modèle mais ce qu’on a rejeté a des conséquences aujourd’hui. Nous avons des devoirs à l’égard des enfants et il est bon que l’on se relaye pour y parvenir. Quand un enseignant voit des élèves se bagarrer dans une cour de récréation et demande juste où est le pion, on peut se poser des questions… Il faudrait une prise de conscience pour que tout le monde se responsabilise.

Comment la souffrance dans le milieu scolaire peut-elle être prise en compte par chacun sans être formé et alors qu’il y a déjà beaucoup de travail ?

Il faudrait, à mon sens, trois choses pour que la situation s’améliore. Premièrement, une meilleure reconnaissance du statut des enseignants en les rémunérant davantage. Deuxièmement, les sensibiliser à la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Troisièmement, il faudrait des lieux de paroles pour les enseignants. Beaucoup ont choisi ce métier car ils adoraient une matière à l’école et ont voulu transmettre ce plaisir. Parfois, il s’agit aussi d’une histoire familiale. Ils idéalisent ce métier et c’est une blessure personnelle quand les élèves ne sont pas réceptifs. Et comme ils ne veulent pas montrer qu’ils ont du mal à tenir leur classe, ils se taisent.

Comment mieux les accompagner ?

Ils devraient pouvoir s’entretenir, notamment dans leurs premières années d’exercice, avec un binôme constitué par un pair, c’est-à-dire enseignant, toujours en fonction et un membre d’une autre catégorie de personnel dévolu au bien-être des enseignants comme les médecins de l’Education nationale ou les médecins de prévention, voire si leurs missions évoluent, les psychologues de l’Education nationale pour l’instant centrés sur le bien-être des élèves. Ceci permettrait qu’ils soient accompagnés précocement sur les difficultés rencontrées dans l’exercice de leur métier. Il serait également nécessaire qu’ils puissent régulièrement faire le point de manière individuelle sur les motivations de leur engagement dans ce métier avec un professionnel n’appartenant pas à leur hiérarchie.

L’académie de Poitiers, où vous exerciez, a lancé plusieurs dispositifs de 1997 à 2016 pour lutter contre cette souffrance au travail. Les professionnels du premier et du second degré qui y participaient bénéficiaient d’entretiens avec un binôme médecin/enseignant-formateur, étaient sensibilisés à la gestion des conflits, à la communication bienveillante, à la connaissance de l’enfant…

Oui, cette dynamique a été soutenue par le recteur de l’académie de Poitiers ce qui a facilité son déploiement. Sylvie Dieumegard et Marie-Thérèse Roux, qui ont collaboré à l’ouvrage, ont contribué à bâtir ces programmes d’aide et m’ont contactée pour intervenir dans ces groupes. Le bilan était très positif. Les participants déclaraient avoir de meilleures relations avec les élèves, des outils pédagogiques plus variés pour mieux gérer la classe, un mieux-être professionnel et personnel, une plus grande capacité à s’impliquer sur le plan éducatif. Ce qui diminuait aussi le nombre d’arrêts maladie.
Mais ces dispositifs sont fragiles car ils dépendent des valeurs et de la volonté de chacun. Et paradoxalement, alors que le ministère souhaite développer la prévention des risques psychosociaux, et que d’autres académies formées par les équipes poitevines poursuivent ces dispositifs, dans l’académie de Poitiers, elles ont cessé.

Comment le décrochage scolaire des élèves, lui, peut-il être pris en charge ?

Les enfants en échec scolaire sont trop souvent orientés vers les pédopsychiatres alors que cela relève de conduites développementales et non pathologiques. L’idée est de faire collaborer les structures entre elles. C’est un projet de recherche-action qui a été mené auprès d’élèves de cycle 3 pendant trois ans à Poitiers. Ce projet s’est fait avec le concours d’une équipe de cliniciens, de soignants, de chercheurs et des centres socioculturels de la ville. Pris en charge en petits groupes par des adultes présents pour eux, ces élèves ont gagné 10 points de QI dans tout ce qui était lié au langage, à la relation à l’autre, au vocabulaire. L’école avait plus de sens pour eux, ils participaient davantage en cours. Il y a eu de vrais effets bénéfiques car les dimensions affectives et cognitives sont étroitement liées. Mais faute de financement et suite à des remaniements, l’initiative a cessé.

Que peut-on en retenir comme enseignement ?

Pour établir un dispositif de prévention entre l’Education nationale et la pédopsychiatrie, il faut veiller au respect des missions de chacun, poser un cadre strict et bien définir les objectifs. Il est bon d’instaurer une supervision extérieure à l’Education nationale. L’action doit s’inscrire dans la durée en privilégiant l’investissement des personnes. Les professionnels de la pédopsychiatrie doivent être inclus dans ce dispositif pour différencier ce qui relève du développemental, du réactionnel ou du pathologique. Enfin, cette action doit aller de pair avec une action en faveur des enseignants.

 

« Enseignants et élèves en souffrance », Nicole Catheline, Sylvie Dieumegard, Yves Gervais et Marie-Thérèse Roux, ESF sciences humaines, septembre 2019