David Diop a reçu le Booker Prize pour « Frère d’âme ». C’est la première fois qu’un Français remporte ce prix, qui récompense un livre étranger traduit dans l’année en anglais. A cette occasion, nous republions l’interview qu’il nous avait accordée en novembre 2018, après avoir remporté le Goncourt des lycéens.
Son livre « Frère d’âme », qui, dans un style époustouflant, plonge dans la conscience d’Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais devenu fou face à l’horreur de la guerre, a reçu le prix Goncourt des lycéens. David Diop, écrivain et professeur de littérature à l’université de Pau, répond à nos questions.
Comment est née l’envie d’écrire, puis l’envie d’écrire Frère d’âme ?
Le goût d’écrire remonte à l’école primaire ou au collège quand il s’agissait d’écrire des rédactions, j’ai toujours aimé ça, et l’envie d’écrire est cultivée par l’école.
J’ai écrit un premier livre en 2012, et pour Frère d’âme, l’idée d’écrire sur les tirailleurs sénégalais est venue en lisant des lettres de Poilus, rassemblées par un historien qui s’appelle Jean-Pierre Guéno. Je me suis demandé – étant de double culture française et sénégalaise – s’il existait ce type de lettres concernant les tirailleurs sénégalais. J’ai donc consulté des documents, j’ai rencontré des historiens, et en fait il y a très peu de lettres de tirailleurs, à part des lettres administratives. Je me suis alors dit que j’allais inventer un moyen littéraire pour imaginer ce qu’avait pu être pour un soldat tirailleur son intimité avec la guerre. C’est pour cela que j’ai choisi la forme littéraire du psycho-récit, pour traduire les pensées du personnage, son flux de conscience, sans filtre. Et imaginer ce qu’avait dû être le choc d’une guerre industrielle pour un paysan qui venait d’Afrique de l’Ouest. Je n’ai pas voulu en tout cas écrire un roman historique, il n’y a d’ailleurs pas de date ni de lieu précis dans mon livre.
Vous parlez de psycho-récit, mais votre texte, scandé par des répétitions – « mon plus que frère » par exemple- ressemble aussi à un chant…
J’ai voulu en effet donner un rythme particulier à ce psycho-récit, sachant qu’Alfa ne parle pas le français. J’ai travaillé la langue française pour suggérer au lecteur que le personnage pensait en une autre langue, le wolof.
La reprise de certaines phrases montre aussi que le personnage s’enferme dans la folie. Lors de moments d’émotions il use et abuse d’une formule : « par la vérité de Dieu », mais cette formule est aussi utilisée dans sa langue, dans sa famille, c’est donc une façon de se rattacher à quelque chose de solide. C’est moins une référence religieuse pour Alfa qu’une façon de se raccrocher à son histoire.
Vous avez reçu le prix Goncourt des lycéens. Que souhaiteriez-vous que les jeunes retiennent de votre livre ?
Je n’ai pas de message particulier à donner. Etant enseignant depuis toujours, je suis très heureux d’avoir reçu ce prix. Il vient en effet de jeunes, dont l’enthousiasme est entier – et sans concession. J’ai rencontré ces lycéens qui m’ont dit qu’ils ont été sensibles au sujet, parce que dans leurs familles ils ont des arrières-arrières-grands-pères qui ont fait cette guerre, ils ont donc pensé qu’ils pourraient interroger leurs parents, leurs grands-parents pour retrouver des archives familiales. Il y a un lien, une transversalité de l’émotion qui peut naître de l’écriture littéraire. Les documents historiques sont en effet désincarnés. La littérature permet de réfléchir à la condition humaine lorsqu’elle est prise dans une situation de violence aussi grave que celle de 14-18.
Ce qui a touché aussi je pense les lycéens, c’est le fait que les personnages du livre ont à peine vingt ans.
Un des jeunes personnages du livre justement porte votre nom : Diop. Pourquoi ?
Je n’ai aucun ancêtre qui a fait la guerre en tant que tirailleur sénégalais. Mais du côté de ma mère, mon arrière-grand-père a été gazé au gaz ypérite. Il est rentré vivant de la guerre, mais il est mort très jeune. J’ai choisi Diop parce qu’au Sénégal il y a entre certains noms de famille une parenté à plaisanterie. Or dans le livre, il y a une péripétie où Ndiaye n’aurait pas dû plaisanter sur le nom de Diop…
Vous êtes à la fois enseignant et écrivain. Dans les années à venir, souhaitez-vous vous consacrer totalement à l’écriture ?
Je ne voudrais surtout pas m’enfermer dans une sorte de tour d’ivoire et ne faire qu’écrire. J’ai besoin de contact avec les élèves, avec les étudiants, avec mes collègues, avec la société – à travers la CASDEN par exemple– et je conçois ma capacité d’écrire comme la mise en œuvre de ce que je reçois de tous ces contacts. Si un auteur me demande un conseil, je l’engagerais à continuer à vivre. J’ai le sentiment avant d’avoir appris à écrire, d’avoir appris à vivre.
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