Un an après l’assassinat de Samuel Paty, la question de la satire et de la liberté d’expression reste au cœur des débats et témoigne de l’évolution de notre société. Entretien avec Cédric Passard, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille, chercheur au CERAPS-CNRS et co-auteur avec Denis Ramond de « De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d’expression » (éditions du CNRS).
Pourquoi un ouvrage sur la satire et la liberté d’expression ?
La question de la satire est aujourd’hui investie d’enjeux forts et même tragiques depuis les attentats contre Charlie Hebdo. On a par ailleurs fini l’ouvrage au moment de l’assassinat de Samuel Paty (le livre lui est dédié, Ndlr). Cette actualité dramatique est donc bien sûr présente en arrière-plan. Mais au-delà de cela, on constate des controverses et des affaires juridiques récurrentes autour de l’humour moqueur, des dessins de presse, des sketches… Le New York Times a par exemple renoncé à publier toute caricature en 2019 suite à une polémique.
L’ouvrage propose les regards différents et complémentaires de philosophes, historiens, juristes, sociologues… L’objectif de ce livre n’est pas de trancher sur ce qu’il faut dire ou pas mais d’offrir une vision plurielle…
Exactement. Notre objectif est d’interroger l’espace qui demeure pour la satire aujourd’hui, ses transformations contemporaines et la manière dont la satire questionne la liberté d’expression et ses limites. Nous n’avions pas l’ambition de distinguer une bonne et une mauvaise satire. Tous les auteurs de l’ouvrage, dont les disciplines sont effectivement variées, n’ont donc pas les mêmes approches et ne partagent d’ailleurs pas non plus les mêmes points de vue.
Pourquoi la satire, qui est un genre littéraire au départ, dérange-t-elle autant et même davantage que sous la IIIème République par exemple ?
La satire a en fait toujours dérangé, puisqu’elle a pour vocation de choquer, de provoquer, de heurter. Sous la IIIème République, c’est effectivement l’âge d’or de la presse satirique. Le genre est alors une arme politique. Chaque sensibilité idéologique est représentée par un voire plusieurs journaux satiriques. La satire participe donc, à l’époque, à la construction de l’espace politique. Aujourd’hui, on observe une forme de désidéologisation de la satire. Elle a désormais, la plupart du temps, pour seul objectif d’amuser, même si elle n’est pas forcément sans effet politique. Mais pendant longtemps régnait un relatif entre-soi entre les journaux satiriques et leur public. Aujourd’hui, dans nos sociétés de communication, les réseaux numériques contribuent à désenclaver et à accroître la diffusion de formes satiriques qui n’étaient pas destinées à un public aussi large, parfois international. Or, une partie du public y voit un caractère moqueur, violent, agressif et non pas l’aspect humoristique, car les normes du risible sont très variables d’un groupe social à l’autre, d’une société à l’autre, comme d’une époque à l’autre.
Qu’est-ce que la satire révèle de notre société et de notre rapport à la liberté d’expression ?
La satire révèle les frontières de l’espace culturel, politique et moral tout en contribuant à les tracer. Elle permet de définir ce qui est acceptable de dire ou pas dans une société. La satire présente toujours, même involontairement, une dimension éthique car c’est une forme de dénonciation qui s’énonce toujours à partir d’un certain point de vue. Le satiriste traduit ainsi une morale dominante ou celle d’un groupe. Mais si elle constituait originellement un genre littéraire qui visait à blâmer les vices, elle prend aujourd’hui des formes plus variées et s’étend à une multitude de supports et de domaines : à la radio, à la télévision ou au cinéma, sur Internet, et même dans l’animation ; South Park ou les Simpson par exemple relèvent en partie de la satire,… . Dans nos sociétés démocratiques, un certain droit à la satire est reconnu et les tribunaux ont d’ailleurs une jurisprudence libérale : si la loi sanctionne certains « abus » de la liberté d’expression tels que l’injure ou la diffamation, en matière d’humour la tolérance est souvent un peu plus grande. Cela a changé beaucoup de choses.
Lesquelles ?
Sous les régimes autoritaires, comme pendant le second Empire en France, la satire était limitée par une censure préalable. Et jusque dans les années 1970-1980, les autorités politiques pouvaient être tentées de poursuivre certaines satires, parfois avec des moyens détournés comme la protection de la jeunesse. On sait que Charlie Hebdo, par exemple, est né d’une forme d’interdiction d’Hara Kiri suite à un dessin en lien avec la mort du général de Gaulle. Dans les années 1970, on avait encore beaucoup de poursuites pour tout ce qui était outrage à l’armée notamment. Après les années 80, les acteurs politiques ont appris à tolérer la satire, la caricature car ces poursuites pouvaient finalement s’avérer contre-productives. Il est même devenu de bon ton pour eux d’apprécier ces dessins et cet humour. En revanche, depuis les années 1970, a été mis en place un nouvel arsenal juridique contre les discours haineux, sexistes ou racistes lié à une prise de conscience que certaines satires provoquaient à la violence envers certaines personnes ou certains groupes. Dans le cadre de la liberté d’expression, est, au fond, reconnue la liberté de s’en prendre à tout ce qui est immatériel, symbolique mais cette liberté d’offenser n’implique pas pour autant de porter préjudice aux individus c’est-à-dire de leur causer des dommages concrets. Or certains groupes de pression religieux considèrent que l’offense à leurs croyances représente une sorte de préjudice pour les croyants. C’est là tout le débat actuel.
C’est ce que dit votre livre : « si l’on voulait prémunir de telles sensibilités, toute forme de satire se verrait prohibée puisqu’il y aura toujours quelqu’un pour la ressentir comme une humiliation intime »…
En effet. Si l’on se fiait juste à la sensibilité de chacun, la liberté d’expression se viderait de tout contenu car cela empêcherait toute critique et donc tout débat. Il y a un équilibre délicat à trouver entre plusieurs formes de libertés, notamment la liberté d’expression et celle de conscience.
Quelle marge de manœuvre reste-t-il aux enseignants pour y sensibiliser leurs élèves -futurs citoyens ?
Dans l’ouvrage, on a entendu la question de la satire dans un sens large, et celle-ci est un objet d’étude présent dans les programmes scolaires. Par exemple, en français, on étudie en 3ème la satire littéraire ; en cours d’histoire, on peut étudier le poids des caricatures dans l’affaiblissement de l’Ancien régime et la désacralisation de l’autorité royale au moment de la Révolution française… C’est aussi un support pédagogique intéressant, une manière de débattre de certaines idées. La satire demande bien sûr à être décodée pour faire comprendre aux élèves l’ironie, le second degré, les divers registres d’humour, les significations d’un dessin, l’intention et le message de l’auteur… En ce sens, elle permet de former l’esprit critique. En EMC (Enseignement Moral et Civique) notamment, ou en philosophie, on aborde la question de la liberté d’expression, et la satire, comme on l’a dit, est un moyen d’interroger ses limites, de discuter avec les élèves de ce qu’ils pensent acceptable ou pas.
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