Depuis la rentrée, Elise Dinnat, enseignante de lettres-histoire au lycée professionnel Roches-Maigres à Saint-Louis (La Réunion), jongle avec les supports et les modalités pédagogiques. « Cela demande un fort investissement de la part de l’équipe enseignante. Nous sommes habitués à varier les façons de faire, mais depuis la rentrée, j’ai accentué le travail de coopération, car nos élèves ont particulièrement besoin de contacts humains. » Activités sous forme de jeux, travail en petits groupes et par projets, liberté de mouvement, sont privilégiés pour remettre au travail les élèves, « pour les recentrer » après deux années scolaires bousculées par la crise sanitaire. « Ce n’est pas tant les connaissances qu’il nous faut remobiliser, mais les compétences : les savoir-être et savoir-faire », poursuit Elise Dinnat.
Anthony Le Couster, enseignant de maths-sciences au lycée des métiers Bel Air de Tinténiac (Ille-et-Vilaine) change d’activités toutes les trente minutes. Depuis septembre, il dit travailler avec des classes à plusieurs vitesses, et constate « une hétérogénéité encore plus grande qu’à l’accoutumée ».
Redonner l’envie de travailler
Dans l’académie de Lille, Isabelle Philippot, enseignante de gestion, a demandé à ses étudiants de bac pro AGOrA (Assistance à la gestion des organisations et de leurs activités) d’organiser la réunion parents-professeurs du mois de décembre. Histoire de les investir « sur du concret. On travaille toujours plus ou moins par projet. Mais aujourd’hui, je les mobilise davantage pour leur montrer qu’un métier, c’est de l’organisation, de la rigueur, de l’anticipation… »
Comme tous, Sylvain Carnot, professeur en génie mécanique construction à Rennes (Ille-et-Vilaine), s’enthousiasme du retour en présentiel de ses élèves. Durant les deux dernières années scolaires, il a composé avec des périodes d’enseignement à distance difficilement adaptables à la technique : « Il était compliqué de leur donner un travail de modélisation à la maison. Les élèves n’ont pas de PC et l’imprimante 3D est au lycée ! Sur ces créneaux, j’ai privilégié les révisions et les travaux de remédiation, mais je n’avais pas beaucoup d’élèves », se rappelle-t-il. « Aujourd’hui, il faut leur redonner l’envie de travailler, les encourager à collaborer, à se confronter au monde de l’entreprise pour qu’ils gagnent en maturité. »
Pendant les périodes de confinement, Isabelle Philippot a essentiellement cherché à maintenir du lien, primordial pour ces élèves « en perte de repère ». Parfois sollicitée à 21 h ou 22 h, elle s’attachait à être toujours disponible. A La Réunion, Elise Dinnat, a essentiellement maintenu ce lien fondateur par téléphone. Sur un territoire marqué par une forte fracture numérique, difficile de faire autrement. « Nombreux sont les élèves qui n’ont pas d’ordinateur, pas de connexion internet. Nous avions tenté de mettre en place des messageries pédagogiques, mais cela a été très très compliqué », se souvient-elle.
Un chef d’œuvre très chronophage
Depuis la rentrée, l’enseignante de lettres-histoire se dit « surchargée de travail ». « Après trente année d’exercice, je passe encore tous mes weekends à préparer mes séances », raconte-t-elle. La réforme introduite en 2019 et pensée pour promouvoir la filière et « répondre aux défis de l’économie et de la société », selon les mots de Jean-Michel Blanquer, a bousculé les programmes et introduit le chef d’œuvre, une réalisation collective ou individuelle, transdisciplinaire, qui ambitionne de développer la créativité et le sens de l’organisation des élèves. La réforme a aussi boosté la co-intervention : une mise en situation professionnelle insufflée par un duo d’enseignants général et professionnel, et la mise en place d’ateliers philosophiques.
« Nous sommes certainement la catégorie d’enseignants la plus adaptable », reprend la professeure tout en dénonçant : « Aujourd’hui, nous avons l’impression de nous noyer sous la multiplication de projets. Les collègues sont épuisés, en perte de sens. Ils ont l’impression d’avoir perdu le disciplinaire pour des choses qui sont confuses, diffuses et qui mobilisent fortement les équipes. » Un constat que partage Anthony Le Couster, qui n’a pas attendu la réforme pour travailler en transdisciplinarité. « Nombreux sont les projets qui peuvent se créer dans les établissements, mais il faut un peu de souplesse et ne pas imposer des heures. » Avec ses collègues de logistique, il consacre aujourd’hui le chef d’œuvre à l’activité humanitaire. Ses élèves travaillent avec Emmaüs ou la Banque alimentaire, organisent des déplacements, des collectes. La formule fonctionne, mais prend sur le temps d’atelier, au détriment « de choses qui fonctionnaient », assure l’enseignant de maths-sciences. « Les gamins ont moins d’heures pour apprendre un métier, c’est dommage. Nous avons énormément gagné en culture générale, c’est important certes, mais nous avons perdu l’essence même du lycée professionnel », constate Elise Dinnat.
Si Isabelle Philippot salue la réforme car « il faut s’adapter au monde de l’entreprise », elle regrette que le calendrier de sa mise en place n’ait pas été décalé avec la crise sanitaire. Aujourd’hui, elle travaille avec une enseignante d’arts appliqués afin d’installer, au printemps, une exposition dans son établissement. « Les élèves doivent organiser la réception des œuvres, le vernissage de l’événement, la visite grand public… », explique-t-elle tout en redoutant que l’instabilité sanitaire fasse flancher le projet…
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