Juliette Speranza est autrice du livre L’Echec scolaire n’existe pas !, enseignante et doctorante en philosophie. Ses recherches portent sur la neurodiversité et les normes scolaires, et son travail de thèse s’appuie sur ses diverses expériences en tant qu’enseignante (en maternelle, CFA, lycée, intervenante théâtre et chargée de cours) ainsi que sur ses collaborations avec des acteurs de l’éducation. Elle a fondé l’association La Neurodiversité France.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est la neurodiversité en quelques mots ?
C’est la sociologue australienne Judy Singer qui a inventé le concept de neurodiversité à la fin des années 1990. Il désigne tout simplement la diversité neurologique et propose, selon moi, une nouvelle anthropologie. Penser l’intelligence humaine par le prisme de la neurodiversité, c’est la penser sans la hiérarchiser, dans sa complémentarité et sa variabilité : différence n’est pas nécessairement pathologie. Chaque individu a, en plus de son histoire, un fonctionnement, une sensibilité, des besoins singuliers qui ne sont pas synonymes d’infériorité. Cette nouvelle approche de la diversité cognitive a été rendue possible par la prise de parole des personnes concernées, en particulier autistes (il s’agit donc de mouvements sociaux), puis d’autres profils « atypiques » qui s’affranchissent du joug médical et psychanalytique et déconstruisent des représentations validistes. En même temps, les avancées scientifiques en la matière permettent de mieux identifier ce que j’appelle la discrimination cognitive.
Vous parlez dans votre livre de « religion de la normalité », de « conformisme cérébral » et même du taylorisme…
Quand je parle de « religion de la normalité », je dénonce une forme de dogmatisme. L’école exige que l’enfant se conforme à une normalité dont elle ne questionne pas la légitimité. Je compare effectivement notre système scolaire au taylorisme, car il n’est pas orienté vers l’humain, mais vers la rentabilité : une cadence infernale est imposée, la priorité reste le « rendement scolaire. » C’est un choix politique, qui est lié à un certain conformisme cérébral. Mais ces attentes standardisées excluent nombre d’enfants et annulent leurs potentiels, qui sont pourtant réels. Les enfants sont évalués, par exemple avec les évaluations nationales, selon des critères normo-centrés : cela signifie que de nombreuses compétences n’existent pas pour le système scolaire, mais également que la dimension contextuelle des capacités n’est pas prise en compte. Au niveau individuel, ces évaluations doivent être questionnées pour recouvrer leur statut d’outil (si l’élève en a besoin) et ne pas constituer un moyen de sélection.
J’ai rencontré beaucoup d’élèves « atypiques » qui ont souffert de stigmatisation. Je suis assez attachée à l’histoire rapportée dans mon livre, de ce jeune apprenti en cuisine qui s’intéressait au journalisme sportif, mais qui, parce qu’il était dyslexique, avait subi une scolarité médiocre. C’était aussi son estime de lui qui était abimée. J’ai été stupéfaite de le voir révéler ses compétences et sa motivation lorsqu’il a commencé à rédiger des articles en ligne. J’ai constaté à quel point la confiance de l’adulte est importante, et que l’on peut tout changer en saisissant le « kairos. »
Quelles sont les conséquences de ce système en termes d’égalité des chances ?
Si l’école est le théâtre de la reproduction sociale, elle produit aussi d’autres formes d’inégalités, dont les inégalités cognitives. Elles sont produites par les attentes de l’école, et par les différentes formes de discriminations cognitives subies dès la maternelle. Le parcours d’un enfant autiste, par exemple, est très souvent chaotique. Mais son milieu social aggrave souvent sa peine. Car les parents qui le peuvent, en s’orientant vers le privé ou en apportant un soutien d’ordre psychologique, médical ou culturel, remédient plus ou moins aux carences institutionnelles. L’inadaptation de l’école à la neurodiversité alimente une intersectionnalité des inégalités scolaires.
Vous militez pour « l’égalité cognitive. » Est-ce que la valorisation de tous les profils ne conduit pas à un certain relativisme ?
Vous avez raison, mais ce relativisme n’est-il pas nécessaire ? Le relativisme culturel nous a permis de mieux respecter la diversité de culture, et de comprendre une chose importante : il n’existe pas objectivement de société meilleure qu’une autre. Ce que j’appelle le relativisme cognitif, c’est la même chose : rien ne nous autorise à hiérarchiser les vies et les intelligences. L’égalité des chances passe par cela : comprendre et accepter une diversité des besoins, des sensibilités, des vécus, des trajectoires et des compétences. Je concède que cette vision nous exhorte à remettre en cause toutes nos certitudes pédagogiques, mais c’est la plus juste à mon sens.
De plus en plus d’enfants sont diagnostiqués neuroatypiques : TDAH, HPI, HPE… Est-ce une bonne chose pour la prise en compte de la neurodiversité à l’école ?
C’est une question qui nécessite de la nuance. Les diagnostics facilitent l’accès aux soins pour ceux qui en ont besoin, et permettent à la communauté éducative, aux professionnels de santé ainsi qu’aux parents de s’adapter aux particularités de chacun. Identifier une specificité cognitive permet aussi de couper court à toutes sortes d’interprétations erronées (interprétations psychanalytiques, suspicions de défaillance parentale, de mauvaise volonté ou de déficience de l’élève…). Mais dans certains cas, c’est la rigidité de l’école ou de la société en général – avec cette tendance à classifier les individus – qui contraint une personne à se faire « détecter » haut-potentiel, par exemple ; la finalité étant de légitimer sa singularité ou espérer quelques aménagements. Dans ces cas-là, assouplir le cadre scolaire permettrait d’optimiser les processus de diagnostics et d’adaptation.
Est-ce que la France est particulièrement mauvaise élève en matière de neurodiversité ?
De manière générale oui. On pense toujours la classe à partir du modèle de l’élève « normal. » C’est comme si l’institution refusait de penser l’aspect neurodivers de l’humanité, et que toute demande d’assouplissement était une lutte : les aménagements (rythmes, supports, conditions d’accueil) sont difficiles à mettre en oeuvre, la tolérance à l’égard des profils atypiques laisse à désirer. Ce que je constate, c’est que ce n’est pas uniquement la méconnaissance de la diversité cognitive qui produit des discriminations, ce sont aussi certaines spécificités françaises, comme l’indigence de la relation parents-professeurs ou le peu de cas que l’on fait de l’individu « élève » et de son bien-être.
Comment rendre l’école plus inclusive ?
Parler d’école inclusive, c’est sous-entendre une définition de l’école qui ne me convient pas. Nous devons nous indigner du fait que l’école soit conçue de manière à exclure une partie de la population. Je renvoie à Charles Gardou qui rappelle que l’école est « patrimoniale », qu’elle appartient à tous. Le point de départ est de travailler sur une nouvelle éthique de l’école, en partant d’une nouvelle vision de l’enfant (comprenant la notion de neurodiversité, celle d’éducabilité universelle…) et en revoyant la mission de l’école : émancipation et épanouissement, ou employabilité ? Cela implique une nouvelle hierarchie des valeurs scolaires : une école pour tous, par exemple, ne sélectionne pas les individus. Cela implique aussi une autre formation, un autre recrutement (plus massif mais aussi plus orienté sur l’humain que le technique) une flexibilité des espaces et des contenus, et beaucoup plus de co-éducation.
La Neurodiversité France participe à des recherches et organise des actions de sensibilisation et de formation, comme la journée mondiale de la neurodiversité qui aura lieu à l’INSEI le 30 Septembre prochain. Nous avons réalisé une charte de la neurodiversité en partenariat avec de nombreuses associations, qui est diffusée dans les écoles. Depuis peu, l’association est membre titulaire du CNCPH, la plus grande instance représentative française des personnes en situation de handicap. Cette reconnaissance de la neurodiversité sur les plans universitaires, politiques, et par le grand public, nous laisse présager que la lutte contre les discriminations cognitives prendra de l’ampleur dans les années à venir.
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