Votre livre a un titre provocateur. En quoi les enseignants sont-ils comparables à des prolétaires ?
Je mène des recherches en sciences de l’éducation et sur le travail enseignant depuis dix ans. J’avais envie de lier, par un fil conducteur commun, toutes les problématiques que j’aborde dans mes recherches. Or à chaque interview avec des enseignants, c’est leur mal-être qui ressortait. Je reconnais que le terme de prolétarisation n’est pas facile à digérer, mais il ne s’agit pas uniquement de considérer la baisse du pouvoir d’achat des enseignants ou de les percevoir comme tout en bas de l’échelle sociale. Ce n’est pas mon propos, même si je reconnais qu’il y a une dégradation des conditions de travail. Ce n’est pas non plus une définition orthodoxe au sens décrit par Karl Marx qui évoquait par les prolétaires ceux qui n’ont que leur force à vendre. Pour moi, cela définit davantage celui à qui l’on confisque de plus en plus les savoirs et les savoir-faire nécessaires à l’exécution de son travail. Les enseignants sont de moins en moins concepteurs de leurs tâches et de leurs outils et de plus en plus des exécutants des tâches qui ont été construites sans eux.
Quelles sont les raisons qui amènent à la précarisation et à la disqualification du métier ?
Les modifications substantielles du travail précarisent le fonctionnaire en général et les professeurs en particulier. Je pense aux carrières qui sont de plus en plus individualisées ou bien encore au salaire différentiel. Avant, quoi que vous fassiez en classe, chaque prof avait le même salaire. Aujourd’hui, un professeur des écoles doit contractualiser une partie de son salaire avec le Pacte. Ce sont des aspects que l’on retrouve dans les préconisations de Taylor dans les années 1930 et c’est ce que j’appelle une précarisation de la carrière enseignante.
De l’autre côté, il y a une tentative de subordonner les enseignants à une prescription avec, par exemple, la mise en place de manuels labellisés, la promulgation de guides de bonnes pratiques, la mise en place d’évaluations normées que tout le monde passe au même moment… C’est une manière de faire perdre aux enseignants leur expertise professionnelle.
Vous dénoncez l’évolution du management, pourquoi ?
Il a évolué sur un modèle éprouvé depuis plus de vingt ans dans d’autres secteurs de la fonction publique avec France Télécom (avant sa privatisation) ou la SNCF, la Poste… Le recul nous permet de constater que ça n’a pas amélioré la qualité du service ; ça a préparé des privatisations et nui à la santé des travailleurs. En faisant perdre cette expertise professionnelle des enseignants et en promulguant des prérogatives, on les rend moins opérants sur le terrain. Quand un enseignant est dans une situation difficile, qu’il doit réorganiser une partie de son travail en temps réel parce que les élèves n’ont pas compris ou que la classe est difficile à gérer, ce qui fait ressource c’est le métier, le collectif… Mais ces nouvelles formes de management ont la fâcheuse tendance à dévitaliser tout ça. Les conseils d’élèves qui pourraient, par exemple, permettre aux enseignants d’élaborer collectivement des normes de travail pour faire face à ce type de difficultés, sont de plus en plus utilisés pour remplir des avenants au projet d’école, des tableaux Excel pour informer l’institution des projets menés ou non… C’est une technique propre au nouveau management et qui s’appelle le « reporting ». C’est ce qui permet de piloter la politique publique par des indicateurs chiffrés. Les préoccupations des profs sont détournées des élèves, des apprentissages et s’orientent de plus en plus vers des tâches qui leur paraissent secondaires.
Qu’est-ce qui sous-tend cette nouvelle orientation managériale ?
Nous sommes dans un monde où les politiques néo-libérales dominent. Elles sont basées sur l’idée que la concurrence est un moteur pour améliorer la qualité d’un service. Cette vision est appliquée dans les écoles, c’est pourquoi on a aujourd’hui des logiques d’autonomisation des établissements. Jean-Michel Blanquer écrit dans l’un de ses livres que chaque établissement scolaire doit être une petite entreprise avec un pilote. Les écoles doivent donc entrer en concurrence pour obtenir des crédits.
En quoi l’autonomisation et la territorialisation de chaque établissement scolaire présentent-elles un danger ?
Si on met un hôpital public en concurrence avec une clinique, est-ce que ça pousse les médecins à mieux vous soigner ? Ce qui motive les enseignants à bien travailler, ce sont les valeurs qu’ils portent, la volonté de transmettre des savoirs qui vont faire grandir les enfants… Ce n’est pas de décrocher des crédits.
Vous indiquez que la signature du Pacte par les enseignants participe à cette prolétarisation. D’après une enquête du syndicat SE-Unsa, la rémunération insuffisante explique leur adhésion et 66 % des enseignants soulignent qu’ils effectuaient déjà ces missions sans qu’elles ne soient nécessairement rémunérées…
On ne peut pas en vouloir aux enseignants qui s’engagent dans le Pacte car il est de plus en plus difficile de boucler les fins de mois. Et, effectivement, le premier appât ça a été de dire que le Pacte allait financer des tâches que les enseignants effectuaient déjà. Mais, petit à petit, il va évoluer et comporter de nouvelles missions. Le Pacte permet aussi à des professeurs des écoles d’enseigner dans le secondaire ; est-ce qu’il ne serait pas mieux de recruter directement dans le second degré ?
C’est une manière de palier le problème de recrutement, non ?
Oui mais c’est surprenant, car ce sont les mêmes ministres et dirigeants académiques, relayés par les médias, qui, depuis une trentaine d’années, ont fait du prof bashing, ont dévalorisé la profession et qui s’étonnent aujourd’hui que les candidats manquent ou qu’il y ait des démissions. Il faudrait plutôt travailler à rendre la profession attractive, à la valoriser et faire en sorte qu’elle ait une reconnaissance dans la société.
Quelles sont les répercussions de cette prolétarisation sur les profs, l’École et la société ?
Lors des entretiens que je mène avec les enseignants dans le cadre de mes recherches, je constate d’abord une grande souffrance. Ils manquent de reconnaissance, ne sont pas bien dans leur travail… Quand j’interroge les délégués syndicaux, ils notent une inflation d’appels pour arrêter le métier ou pour se mettre en arrêt de travail.
La deuxième conséquence, c’est que ça les rend plus prompts à accepter des mesures qui vont à rebours de l’histoire de leur métier car elles sont inégalitaires. Je pense, par exemple, aux groupes de niveaux ou au diplôme à la fin de la 3ème pour savoir qui pourra intégrer ou non le lycée général… Le fait que les enseignants soient prolétarisés, subordonnés à des consignes, les rend plus perméables à ces mesures.
La troisième conséquence, c’est ce qu’ont démontré des sociologues comme Georges Friedmann dans les années 60 sur la taylorisation de l’industrie, c’est que ça ne favorise pas une société démocratique. Quel genre de citoyens fabrique-t-on quand on fait l’expérience de la subordination toute la journée au travail et des choses à l’encontre de ses valeurs ? Les citoyens prolétarisés sont plus perméables à une forme de société autoritaire car ils obéissent sans se poser trop de questions.
Ça a des conséquences aussi sur les enfants, les futurs citoyens…
Évidemment, car il y a une sorte de subordination au carré : subordonner les enseignants entraîne une subordination des élèves à la consigne et favorise la soumission des futurs citoyens.
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