Affiche du documentaire « Nos vies adultes » © Habilis Productions – Yoann de Montgrand

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis scénariste et réalisateur autodidacte, originaire d’Ardèche. J’ai réalisé quelques fictions et de nombreux portraits documentaire de cinéastes, notamment pour Ciné+. Suite à mon travail de réalisation sur ces films, j’ai eu la chance d’être sélectionné dans deux ateliers à la FEMIS. Cela m’a permis de me questionner sur ma démarche et les thématiques que j’avais envie d’aborder, et d’aller vers des films plus personnels.

Vous êtes le réalisateur de « Nos vies adultes », un film documentaire qui traite de la filière professionnelle. Pourquoi avoir souhaité mettre en lumière cette thématique en particulier ?

Il y a six ans, je me suis interrogé sur mon parcours et mon milieu social. En parallèle, j’ai écouté une émission sur France Culture (La Série Documentaire) qui parlait du lycée professionnel et évoquait ce sentiment d’exclusion que j’avais moi-même ressenti, sans oser le formuler, pensant être le seul à l’éprouver. J’ai repensé à mon film amateur tourné dans ce lycée à cette époque et j’ai eu envie de savoir comment les autres élèves ayant participé à ce tournage avaient vécu le lycée professionnel et ce qu’ils étaient devenus.

C’était aussi, pour moi, un moyen de donner un espace et une voix à ceux qu’on entend peu, de parler des milieux modestes, car la plupart des personnes qui passent par cette filière en sont issues. J’ai eu le désir de raconter les trajectoires d’anciens élèves passés par le lycée professionnel, tout en évoquant le quotidien de la nouvelle génération, leurs questionnements sur leurs parcours et leurs avenirs. Je ne voulais pas que le documentaire se cantonne uniquement à explorer le passé, mais également à aborder le présent en mêlant deux générations.

Dans le documentaire, vous affirmez que vos études en lycée professionnel, dans les années 90, n’étaient pas un choix. Quel impact a eu cette orientation sur la poursuite de votre parcours et sur l’atteinte de vos objectifs professionnels ?

Depuis le collège, en quatrième, quand j’ai découvert le montage vidéo, j’ai eu un déclic et une envie de travailler dans le cinéma. Manipuler des images, raconter des histoires… tout cela me plaisait et j’avais ce désir d’aller en seconde générale en option cinéma. Mais selon la conseillère d’orientation, j’avais des résultats trop « justes »… Le fait de me retrouver en lycée professionnel ne m’a pas permis de récupérer le cursus général qui m’aurait permis d’avoir un autre bagage culturel – surtout dans les matières générales mais aussi, par exemple, d’apprendre la philosophie – car ce socle-là est très important quand on veut faire des films. Du coup, mon apprentissage a pris beaucoup plus de temps pour faire des films ; il a fallu que je ravale certaines humiliations à cause de certaines références que je ne connaissais pas… Mais grâce à des rencontres, à la curiosité de découvrir des films ou des livres qui étaient loin de ma zone de confort et à force d’obstination, j’ai réussi à écrire et réaliser des films. Je porte encore des traces de ce manque de connaissance – c’est un complexe, qui fait qu’on se sent moins légitime et qu’on a moins confiance en soi.

Vous rencontrez, dans le documentaire, des jeunes actuellement en filière professionnelle dans votre ancien lycée. Leur discours n’est pas différent de celui des anciens élèves que vous interviewez : orientation subie, sensation de mépris… En près de 30 ans, l’image de la filière professionnelle n’a-t-elle pas évolué ?

Je ne crois pas que le regard sur la filière professionnelle ait beaucoup évolué. Ces lycées sont souvent excentrés des centres-villes ; le mien était à l’écart de la ville, près d’un stade et d’une zone industrielle. Cela en dit long sur ce sentiment d’exclusion. Dans le documentaire, j’ai voulu donner la parole à des parcours différents. Notamment dans la jeune génération, il y a Timothé, qui a choisi la filière professionnelle et ne le regrette pas, et Valentin, qui l’a subie. J’ai eu envie de montrer la complexité des différents parcours.

Ensuite, comme l’explique Malika, professeure de lettres-histoire, le lycée professionnel souffre actuellement d’un manque de reconnaissance et de moyens. Le temps consacré aux matières générales est moins important aujourd’hui qu’il ne l’était autrefois. Or, il me semble qu’il faudrait donner davantage de temps, de moyens humains et financiers, ainsi que de la culture pour restaurer cette image. D’où la nécessité de parler du lycée professionnel, de lui donner un espace pour mettre des mots et des images sur ces réalités.

Lors d’une projection du film avec des élèves de lycée professionnel, l’un d’eux m’a dit : « On parle enfin de nous et, en même temps, vous parlez de cette honte que l’on ressent et que personne n’ose exprimer ». Enfin, il y a aussi un aspect très culturel, car en France, la plupart des métiers manuels sont souvent dévalorisés, contrairement à ce qui se passe en Suisse, en Allemagne ou en Belgique, par exemple.

À travers ce documentaire, quel message souhaitez-vous faire passer ? S’adresse-t-il à un public en particulier ?

Je n’ai pas voulu apporter un message, mais plutôt soulever des questions politiques, sociales sur ce que l’on fait de ces jeunes, sur la place qu’on leur laisse dans leurs choix d’avenir et dans la société. C’est pour cela qu’au-delà de mon parcours, j’ai eu envie de donner la parole à des gens et des milieux sociaux peu représentés – souvent invisibilisés et très dévalorisés. Je viens de ce milieu, il me semblait plus que nécessaire et urgent d’en parler. Il y a très peu de documentaires qui racontent de l’intérieur cette filière, qui abordent ces questions de déterminisme sociaux et traitent de ces marges-là.

Enfin, il me semblait essentiel de porter un regard sur l’engagement humain, social et politique de l’équipe éducative. On le voit notamment à travers Malika, qui est très impliquée avec ses élèves et qui ne compte pas ses heures, ni son travail d’ouverture au monde par la culture. « Nos vies adultes » explore également la question de nos rêves d’adolescents, un sentiment universel. Cependant, selon notre milieu social d’origine, nous ne sommes pas tous égaux face à ces rêves.

Le documentaire « Nos vies adultes » d’Alexandre Hilaire produit par Habilis Production est disponible sur la plateforme de France Télévisions, jusqu’au 30 juin.