Cécilia Suzzoni est professeure honoraire de chaire supérieure, fondatrice et présidente d’honneur de l’Association le Latin dans les Littératures Européennes (ALLE). Avec Thibaut Sallenave et Luigi-Alberto Sanchi, respectivement docteur en philosophie et directeur de recherche au CNRS, elle a publié en 2024 Du latin à l’école ! aux éditions Fayard.
Pourquoi cet essai ?
Avec mes deux co-auteurs, nous venons d’horizons un peu différents mais avons tous un parcours et des intérêts liés à la philosophie, la littérature et la philologie (étude historique d’une langue).
Nous avons écrit cet essai ensemble, car nous pensons qu’il faut réinstaller le latin comme discipline fondamentale. Nous ne souhaitons pas un retour à un enseignement du latin d’autrefois, qui avait l’image d’une discipline difficilement accessible à la majorité des élèves.
Nous plaidons pour un enseignement du latin moderne, au service d’une école démocratique.
L’école d’aujourd’hui ne se porte pas bien, beaucoup d’élèves se sentent laissés de côté ; or cet échec repose essentiellement sur un effondrement du niveau de français. Bien que le français actuel soit une langue différente du latin, le latin est la langue ancienne du français, et est constitutif de la langue française.
En effet, près de 80 % du lexique français est dérivé du latin. La grammaire, la syntaxe et l’orthographe françaises y sont également étroitement liées. La langue française s’est développée sur la base d’une “relatinisation” incessante, elle s’est émancipée de sa langue ancienne mais en ne cessant jamais de s’en nourrir.
Ainsi, apprendre le latin permet de travailler une “gymnastique de l’esprit” et constitue une voie privilégiée pour une maîtrise approfondie du français. Et ce constat est confirmé par les statistiques : si l’on prend une même classe d’âge d’enfants appartenant à des milieux défavorisés, les latinistes réussissent à 61 %, tandis que les élèves non latinistes tombent à 38 % – et ce pourcentage vaut pour le collège et le lycée.
Le latin permet également d’ouvrir la porte à l’ensemble des disciplines fondamentales : pendant des siècles, tous les débats politiques, religieux , intellectuels, se sont faits en latin, en Europe et à l’international. Elle est la première langue vivante moderne de l’Europe, et à ce titre, elle a sa place au moins jusqu’à la troisième, au collège, ainsi que dans un tronc commun d’éducation européenne.
Comment est enseigné le latin actuellement ?
Le latin est enseigné au collège via l’option LCA (Langues et Cultures de l’Antiquité) qui commence en cinquième (dans la limite d’une heure hebdomadaire en cinquième et de trois heures hebdomadaires en quatrième et troisième).
Au lycée général et technologique, les élèves peuvent choisir l’enseignement du latin, toujours facultatif, à raison de trois heures par semaine.
L’une des spécialités introduites par la réforme du lycée est LLCA (Littérature, langues et cultures de l’Antiquité) et peut prévoir l’enseignement du latin.
Pourquoi vouloir l’étendre à tous les collégiens ?
Faire du latin dès l’entrée en 6e permettrait d’instaurer un “effet latin” car ce serait quelque chose de nouveau pour les élèves. Ce serait l’occasion d’introduire cette langue, “vivante d’avoir été” et son lien historique et linguistique avec le français.
C’est aussi une matière stratégique, qui constitue un sésame d’entrée dans toutes les disciplines fondamentales : la littérature française, d’abord, qui depuis le XIIe siècle est profondément liée à la culture et à la langue latine (on disait par ailleurs de Baudelaire qu’il était un poète “latin”). Mais aussi la philosophie, ou encore les mathématiques, dont de nombreux travaux ont été réalisés dans cette langue, et avec un mode de raisonnement influencé par la logique à l’œuvre derrière la langue latine.
Il y a une nécessité de se replonger dans l’exercice du latin, de s’habituer à la maîtrise d’une syntaxe plus complexe, de s’initier à l’étymologie des mots. Il s’agit d’apprendre à dire correctement, mais aussi avec justesse, finesse, ce que l’on veut dire. Un exemple : le mot “honnête” avant, signifiait galant, aristocrate, lettré, puis il a évolué ; c’est en sachant cela que l’on saisit la langue française dans toute sa richesse.
Ce qu’il y a en surplomb, c’est la pratique d’un français “de culture” et pas simplement d’un français communicationnel, voire transactionnel. Et ça c’est important pour tout le monde : dans la communication, le journalisme, et dans tous les métiers et situations qui nécessitent des prises de parole. Il faut “savoir ce que parler veut dire.”
Quelles formes cet enseignement pourrait-il prendre ?
Il ne s’agit pas de faire du thème et de la version, bien qu’il y ait des “universaux” dans les exercices proposés aux élèves latinistes.
Il s’agirait plutôt, à terme, d’avoir un enseignement du français et du latin intelligemment couplés : sous la forme d’un partage d’heure, ou en cours de français même. Car le latin s’inscrit dans son utilité à l’enseignement du français.
Pour cela, nous pensons qu’il est nécessaire de revoir la formation disciplinaire des enseignants, afin de sortir du clivage lettres classiques / modernes. Nous plaidons pour une seule agrégation avec un latin obligatoire dans le tronc commun (aujourd’hui, on compte une agrégation de Lettres modernes, de Lettres classiques et de Grammaire, le tout pour enseigner le français).
Nous souhaitons également que le latin ne puisse pas être commutable avec une autre langue. Nous sommes notamment assez fâchés qu’un élève ait le choix entre grec et latin : le grec est une langue passionnante, mais on ne peut pas perdre son latin, littéralement – justement car il fait partie de l’apprentissage du français.
Le latin souffre d’une réputation élitiste, pourtant vous le présentez dans votre ouvrage comme un outil de lutte contre les inégalités…
En effet, le latin est souvent considéré comme élitiste, un peu ingrat, difficile ; on a l’image d’une discipline qui a été instrumentalisée au service d’une classe sociale privilégiée. Mais c’est une image dont nous ne voulons plus, et qui ne correspond plus à la réalité. Nous ne souhaitons pas faire revivre le latin avec ce qui l’a fait mourir.
Au contraire, le latin est historiquement une langue métissée : dans sa formation même, c’est une langue qui déjoue tous les fanatismes d’origine, et nous vaccine contre tout essentialisme. Elle s’est développée tout autour de la Méditerranée, a absorbé tous les patois. Tous les élèves, d’origines diverses, sont donc concernés par le latin. C’est un bien commun.
C’est un article précis, bien écrit, intelligemment fidèle aux questions et aux propositions de ce petit ouvrage commun : Du latin à l’école! ( Fayard, septembre 2024), lequel plaide pour un retour , dans des conditions neuves , audacieuses et pour autant légitimes, d’un latin obligatoire dans le tronc commun des disciplines .