Hadrien Chalard est traducteur littéraire et professeur d’islandais au sein de l’UFR d’études Germaniques et Nordiques à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université.

L’Islande, avec ses paysages vastes et son climat rugueux, est le berceau de nombreuses légendes populaires. Ces récits, qui mettent en scène des créatures comme des trolls, des elfes et des sorciers, ont longtemps façonné l’imaginaire collectif de l’île, nourrissant une tradition de croyances et de contes profondément ancrée dans la culture islandaise.

A l’occasion de la parution en français de sa dernière traduction 25 contes populaires islandais, Hadrien Chalard, traducteur littéraire et professeur d’islandais à la Sorbonne, revient sur les défis uniques que représente la traduction de l’islandais vers le français, et sur la manière dont ces légendes populaires ont contribué à façonner la langue islandaise

Quelle vision avez-vous du métier de traducteur et quels sont ses principaux défis ?

J’y vois déjà beaucoup d’honneur, parce que c’est une certaine responsabilité, je trouve.

Pour exercer ce métier, il faut avoir une très bonne conception de la langue d’origine, de la culture du pays, et de la langue source. On peut très bien parler une langue, mais si l’on ne connaît pas la culture locale, cela fera défaut lors d’une traduction. Cela est vrai dans la littérature contemporaine, mais aussi pour la littérature plus ancienne. Par exemple, si vous traduisez des sagas, sans connaissances historiques ou littéraires sur cette époque et les œuvres qui y sont liées, il sera très difficile de traduire correctement. Vous pouvez sans doute traduire les phrases, mais capter ce qui n’est pas dit, le contexte, demande une vraie compréhension culturelle de la langue et du pays.

Un autre défi concerne les différences de style entre les langues. L’islandais, comme les langues anglo-saxonnes ou germaniques, utilise beaucoup de répétitions. En français, on considère souvent ça comme une faiblesse ou un manque de soin. L’islandais peut aussi être assez flou dans sa façon de s’exprimer. Il m’arrive souvent, comme d’autres traducteurs, de tomber sur des phrases dont je ne comprends pas le sens. Ce qui est parfois déroutant, c’est que les Islandais eux-mêmes ne savent pas toujours ce que ces phrases signifient réellement.

L’islandais est une petite langue, avec peu de locuteurs, ce qui limite les ressources disponibles, notamment sur internet. Contrairement à l’anglais, où l’on trouve rapidement des explications ou des étymologies pour n’importe quel mot, en islandais, il est fréquent de ne rien trouver. Cela m’est déjà arrivé de chercher un mot sur Google sans obtenir aucun résultat. Dans ces cas-là, il s’agit souvent d’un mot issu de la tradition orale ou d’un terme très ancien. Cela crée une difficulté supplémentaire. Il faut interpréter ce que l’on lit, avec peu de ressources à disposition. Ce n’est pas cryptique, mais cela demande une capacité d’interprétation et une grande rigueur, car ces petits défis se présentent régulièrement dans la pratique de la traduction.

Comment surmontez-vous l’obstacle des mots islandais qui n’ont pas d’équivalent direct en français ?

Quand je traduis un texte, j’essaie vraiment de rester le plus fidèle possible, mais c’est très difficile. Traduire, c’est trahir. On ne peut jamais traduire un texte à la perfection, et par perfection, j’entends sans rien perdre de l’œuvre originale. On est forcément obligé de perdre des éléments, car il y a des subtilités propres à une langue qui ne se retrouvent pas dans une autre. La traduction, c’est beaucoup de tours de passe-passe.

Par exemple, dès qu’il y a des jeux de mots, cela devient un vrai défi. Certains fonctionnent très bien dans la langue originale, mais pas du tout dans la langue cible. Je me souviens d’un cas dans un recueil de nouvelles que j’ai traduit. Un personnage sort fumer devant un hôpital et croise une vieille dame en fauteuil roulant, avec les jambes amputées. Cette dame fume également, et en islandais, le mot pour « moignon » est le même que celui pour « mégots de cigarette ». Dans le texte, elle jette son mégot et dit qu’elle n’en a rien à faire du mégot, sous-entendant qu’elle n’en a rien à faire de ses moignons. C’est une petite blague, un peu sombre, qui fonctionne bien dans le contexte islandais.

Mais pour faire passer cela en français, c’est tout un micmac. On doit se demander : est-ce que je garde le jeu de mots ? Est-ce que j’en invente un autre ? Ce genre de situation pose souvent problème. Je ne suis pas entièrement convaincu de ce choix, mais voici ce que j’avais trouvé pour ce passage :

« Après être enfin parvenue à calmer sa toux, elle cracha de nouveau sur le trottoir et éteignit sa cigarette sur l’accoudoir de son fauteuil roulant.
“Par hasard, tu ne saurais pas où ça se jette, les clopes, eh ?”
Je regardais autour de moi à la recherche d’un cendrier ou d’une poubelle.
“T’as pas compris”, dit-elle en montrant ses moignons. “L’éclopé, cigarettes, gambettes, j’en ai plus rien à secouer.” »

Voilà ce que j’avais proposé. C’est plus ou moins bancal ; ça marche à l’écrit, mais à l’oral, je ne suis pas certain que cela fonctionne aussi bien.

Pour information, ce passage est tiré du livre Le Masque de sommeil de Órvar Smárason. Ce texte contient énormément de jeux de mots, et c’est toujours très drôle à traduire. C’est difficile, mais j’adore ce genre de petits défis, surtout quand il s’agit de blagues ou d’éléments humoristiques. Cela demande d’aller fouiller loin dans sa connaissance de sa propre langue. Je pense même que la traduction est l’un des meilleurs moyens d’en apprendre davantage sur sa propre langue.

La langue islandaise est encore aujourd’hui assez proche de son ancêtre, le vieux norrois. Mais dans un monde très connecté, et dans la mesure où elle n’est parlée que par 400 000 personnes, cette langue est-elle en danger ?

Aujourd’hui, on remarque que de plus en plus de jeunes Islandais intègrent beaucoup d’anglais dans leur langage, et cela se reflète aussi dans les textes littéraires. Cependant, il y a un véritable effort de la part du gouvernement islandais pour maintenir une homogénéité linguistique et assurer le développement et la transmission de la langue. Beaucoup de subventions sont allouées pour cela, et c’est vraiment une très bonne chose.

Concernant l’évolution de la langue, les Islandais essaient de résister à l’introduction massive de termes modernes provenant souvent de l’anglais, et particulièrement de l’anglais américain. Cela est vrai pour tout ce qui touche au vocabulaire technologique. Par exemple, nous, les Français, résistons aussi en partie à cette influence en créant nos propres mots, comme le mot « ordinateur » pour traduire « computer ». La plupart des langues adoptent directement le terme anglais, comme le japonais avec “konpyūta” (コンピュータ). En islandais, ils ont créé leur propre mot : tölva. Ce mot est une combinaison de telja (qui signifie compter) et völva (une prophétesse dans la mythologie nordique). Cela donne l’idée d’une prophétesse qui fait des calculs.  Pour tout le nouveau vocabulaire lié aux technologies et aux concepts qui n’existaient pas dans le vieux norrois, les Islandais inventent la plupart du temps leurs propres termes. Ces mots sont généralement compréhensibles, car ils sont intégrés à la vie quotidienne.

Cependant, il y a aussi le fait qu’historiquement, l’Islande a longtemps été un pays très rural, et elle l’est encore beaucoup aujourd’hui. Cela a donné naissance à un vocabulaire extrêmement spécifique pour parler de la nature, des intempéries, ou encore des animaux. Par exemple, j’ai un jour dû traduire les différentes nuances de robes de mouton, et il existe un vocabulaire extrêmement précis pour cela, qui n’existe pas en français. Ce contexte rural et unique entraîne la création d’un vocabulaire très spécifique et souvent intraduisible, pour lequel il n’existe parfois aucun équivalent dans d’autres langues.

Le mot « prophétesse » dans la racine du mot « ordinateur » en islandais évoque un imaginaire particulier. Pouvez-vous nous parler de cet imaginaire merveilleux qui est au cœur de votre dernière traduction ?

L’imaginaire islandais est principalement peuplé de créatures proches de la nature. Par exemple, il y a le Huldufólk, littéralement « le peuple caché ». Ce sont des êtres qui ressemblent à des humains, mais que l’on appelle des elfes. Cependant, ce ne sont pas des elfes comme dans Harry Potter, mais plutôt comme ceux décrits par Tolkien : des créatures mystérieuses et majestueuses. Ces elfes habiteraient les rochers et les formations rocheuses d’Islande. Cette croyance est probablement née de l’abondance de roches et de falaises sur l’île, avec l’idée que des créatures humaines pourraient y vivre. Mais l’imaginaire ne se limite pas aux elfes. Il y a aussi des diablotins, des trolls, et de nombreuses autres créatures.

Cet imaginaire est profondément lié à la nature. Vivre en Islande, notamment à l’époque des Vikings, et même jusqu’au XXe siècle, représentait un véritable défi en raison des conditions climatiques difficiles. La nature était perçue comme l’ennemi principal, ce qui explique en partie la naissance de ce folklore. On y retrouve également des serpents de mer, le diable chrétien et des cascades qui, selon les croyances, cacheraient des trésors.

Un autre aspect fascinant de cet imaginaire est l’importance de la poésie. La poésie joue un rôle central dans de nombreuses légendes. Par exemple, il existe une histoire où un personnage doit participer à un duel de poésie contre le diable, le perdant devant se jeter d’une falaise. Ce rapport entre les hommes et des entités fantastiques ou divines, souvent lié à des épreuves ou des duels, est commun dans les mythologies nordiques. Dans le recueil que j’ai traduit, il y a de nombreux poèmes intégrés aux récits qui font écho à la tradition des skáld, les poètes des sagas islandaises.