Sébastien Martinez, ingénieur de formation, s’est imposé comme une référence dans l’art de la mémorisation. Champion de France de mémoire depuis 2015, formateur reconnu, conférencier, auteur et président de l’Association des sports de mémoire, il enseigne des techniques concrètes à destination des étudiants, des enseignants et des professionnels. Entre associations créatives, attention ciblée et méthodes d’entraînements, il partage des techniques simples et accessibles pour renforcer la mémoire au quotidien.
Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous passionner pour la mémorisation et quelle est la mission que vous vous êtes fixée ?
Ma mission, c’est de me dire que ces méthodes pour la plupart sont millénaires et devraient être enseignées à l’école. Aujourd’hui, j’ai deux casquettes. Je suis président de l’Association des sports de mémoire que j’ai co-créée en 2020, et on organise tous les ans un championnat pour faire grandir cette communauté d’athlètes de la mémoire.
Et d’un autre côté, j’ai également créé un centre de formation. Là, je donne des formations aussi bien auprès des enseignants que des élèves. La plupart du temps, ce sont quand même des étudiants qui passent des concours, de première à cinquième année de médecine par exemple. J’ai aussi pas mal d’élèves de l’école du Louvre à Paris. Sinon, J’ai également des échanges avec des associations de parents d’élèves, des écoles. Et là, la démarche c’est plutôt de redonner confiance aux élèves, de leur montrer qu’on est capable d’apprendre.
Comment devient-on champion de France de mémoire ?
Il faut s’inscrire à une compétition, s’entraîner et, évidemment, essayer de la gagner. Dans ces championnats, il y a dix épreuves en tout : mémorisation de chiffres, de mots, de trombinoscopes, de jeux de cartes… Pour gagner, il faut s’entraîner. Plus on s’entraîne, plus on va vite, plus on peut mémoriser de mots, et plus on marque de points dans l’épreuve. Finalement, la mémoire, c’est comme un sport : c’est un muscle qu’on travaille pour atteindre le plus haut niveau en compétition.
Après, je tiens à préciser que ce n’est pas la mémoire en tant que telle qu’on entraîne, mais plutôt la faculté à mémoriser. Concrètement, la mémoire, on la considère comme un disque dur sans limite. Par contre, notre capacité à écrire sur ce disque dur, ça, on peut l’entraîner, et c’est ça qu’on peut voir comme un muscle. Mais la mémoire elle-même étant infinie, on ne peut pas « entraîner » quelque chose d’infini.
Vous évoquez des techniques de mémorisation « millénaires ». Pour ceux qui souhaitent découvrir ces méthodes, quels sont les grands principes à retenir pour améliorer sa mémoire au quotidien ?
Il y a trois grandes facultés à développer : l’attention, l’association et la répétition (ou l’entraînement). Toute stratégie qui fait travailler l’une de ces trois compétences est forcément bénéfique. Souvent, on néglige l’association, donc je conseille vraiment de commencer par là, parce que c’est la moins intuitive.
Il existe deux façons d’associer : la méthode rationnelle, cartésienne, et la méthode plus « loufoque ». Par exemple, si vous voulez retenir le mot “bradycardie”, vous pouvez vous appuyer sur l’étymologie : « brady » qui signifie « lent » et « cardie » qui renvoie au rythme cardiaque. C’est un lien logique. Mais parfois, on n’a pas accès à cette logique car on est trop débutant, que c’est trop compliqué, ou bien qu’il n’y a pas de logique du tout. Dans ces cas-là, on se tourne vers l’association farfelue.
Dans mon dernier livre, je prends l’exemple des dieux grecs et romains. Pour Zeus, on l’imagine souvent en vieux barbu avec un éclair à la main, mais un enfant de moins de dix ans ne va peut-être pas avoir cette image. Lui, il va plutôt penser à un œuf, parce que « œuf » ressemble à « Zeus ». Et pour Jupiter, la version romaine, on peut imaginer la planète… ou une jupe si on ne connaît pas encore les planètes. Du coup, on se retrouve avec un œuf qui porte une jupe, et voilà un lien qui va marquer l’esprit de l’enfant. L’idée c’est de trouver du sens avec ses propres références. Plus c’est personnel, plus le cerveau s’active, et plus la rétention à moyen et long terme est efficace.
Pour l’anecdote, je viens de terminer un cycle de formation avec des collégiens de 3e. Il y avait notamment une professeure d’anglais qui avait proposé comme exercice de mémoriser les États américains, les 12 ou 13 premiers je crois. Elle me disait que ce qui est génial, c’est qu’ils n’ont pas du tout les mêmes références. Par exemple, pour l’État de Georgia, plein d’élèves ont pensé à Cristiano Ronaldo parce que sa compagne s’appelle Georgina.
Elle a refait le même exercice avec d’autres classes, un peu plus studieuses, plus « scolaires », et ces élèves-là avaient des références plus classiques. Eh bien, ceux qui sont partis dans tous les sens, avec des références plus personnelles, ont mieux réussi à retenir. Et ça, c’est vraiment un lâcher-prise quand on est pédagogue. Nous, on a nos propres références, on va alimenter nos élèves, nos enfants, avec ce qu’on connaît. Mais si on ne va pas chercher leurs références à eux, ça marchera moins bien.
Construire des associations personnelles ou « farfelues » semble demander un effort supplémentaire. Que répondez-vous à ceux qui craignent que ces techniques soient trop contraignantes à mettre en place ?
On peut avoir l’impression que ça demande un effort en plus, mais il faut retenir deux choses. Premièrement, il faut vraiment passer par les trois étapes dont on parlait. Si on n’en fait qu’une seule, ça ne sert à rien. Ensuite, il faut forcément manipuler ce qu’on a appris.
La deuxième chose, c’est qu’on a souvent le sentiment que tout ça demande plus d’efforts, mais il faut comprendre que notre cerveau est en quelque sorte « enfermé » dans la boîte crânienne, sans contact direct avec l’extérieur. Ses seules interfaces, ce sont notre corps et nos cinq sens. À l’intérieur, tout n’est que signaux électriques. Donc, quand on cherche à activer notre cerveau, chaque sens stimule une zone cérébrale différente. Plus on fait appel à nos cinq sens, plus on active notre cerveau et meilleure est la rétention de l’information.
Lorsque l’on souhaite réviser ou apprendre, y a-t-il des pratiques répandues qui peuvent au contraire nous freiner dans notre mémorisation ? Quels sont selon vous les “red flags” à éviter ?
Dans la mémorisation, ce qui ne fonctionne pas du tout quand on révise, c’est de relire son cours. Relire, c’est une perte de temps. Ce qu’il faut faire à la place, c’est s’entraîner. Par exemple, à Harvard, ils ont mis en place un protocole : il y a d’abord 30 minutes de cours, puis, à la fin, la classe est divisée en trois groupes. Le premier groupe ne fait rien, le deuxième relit ses notes, et le troisième répond à des questions. On recommence ensuite la même séquence de 30 minutes de cours, on reforme les trois groupes, et on répète ça pendant deux heures, donc quatre fois au total. À la fin, il y a une évaluation.
Le résultat, c’est que le premier et le deuxième groupe obtiennent en moyenne les mêmes scores, alors que le troisième groupe (celui qui se teste en répondant aux questions) a un résultat nettement supérieur. C’est ce qu’on appelle “l’effet test”. Au lieu de commencer par relire quand on révise, il vaut mieux commencer par se tester. Il y a deux façons de faire : la “feuille blanche” (on prend une feuille et on note tout ce dont on se souvient du cours), qui est la méthode la plus efficace mais aussi la plus difficile, ou bien, si on a préparé des questions, on y répond directement. Sinon, on peut prendre le plan du cours, le regarder et essayer de retrouver le contenu.
Pourquoi est-ce plus efficace ? Parce qu’on a plusieurs biais cognitifs, dont le premier est le biais de confirmation. Quand on relit ses notes, on ne fait que regarder ce qu’on connaît déjà et on entretient ce qu’on appelle “l’illusion de la connaissance”. Ça explique pourquoi tant d’élèves sortent d’un contrôle en disant : “Mon prof est un sadique, il m’a interrogé sur la partie que je ne connaissais pas.” En réalité, ils se sont contentés de relire leur cours, donc ils n’en maîtrisaient que 20 %.
Alors que si on commence par se tester, parfois on ne retrouve pas grand-chose, parfois on se souvient de pas mal de points. Dans les deux cas, ça rend la relecture suivante beaucoup plus efficace, parce qu’on ne relit pas ce qu’on connaît déjà (pas de temps à perdre) et on se focalise sur ce qui nous manque ou qu’on a mal retenu. Le gros “red flag”, c’est de vouloir commencer par relire ses cours pour être précis… On voit que ça ne suffit pas !
Après il y a d’autres biais bien sûr. En ce qui concerne l’attention, le plus gros “red flag”, c’est de vouloir travailler jusqu’à l’épuisement. J’ai beaucoup d’élèves qui s’imposent des séances de deux heures non-stop, et, à la fin, ils sont complètement vidés, ils arrêtent et ne reprennent jamais. Il vaut mieux fractionner, comme en sport. La méthode la plus connue, c’est le Pomodoro : on travaille 25 minutes, puis on fait 5 minutes de pause. Ça marche super bien, parce qu’on est intense pendant 25 minutes, puis on récupère un peu.
Donc l’idée, c’est de faire des petites pauses régulièrement, plutôt que de s’acharner jusqu’à être épuisé — j’exagère un peu, mais vous voyez le principe. On fractionne son temps, et on est beaucoup plus efficace à long terme.
Une étude récente de l’Inserm s’inquiète de la baisse des capacités cognitives chez les enfants, notamment à cause de l’omniprésence des écrans. Comment analysez-vous l’impact des nouvelles technologies et des réseaux sociaux sur notre capacité d’attention et de mémorisation ?
Moi, j’invite les jeunes à prendre un peu de hauteur là-dessus. En tant qu’ingénieur, je me rends bien compte que ce ne sont pas tant les écrans en eux-mêmes le problème, mais plutôt les applis et les réseaux sociaux, conçus pour maximiser leurs profits. Et pour gagner plus, ils cherchent à maximiser le temps qu’on passe dessus. Quand on comprend ça, on voit vite qu’ils ne sont pas nos alliés : leur but n’est pas notre bien-être, mais de nous rendre accrocs.
Du coup, je conseille de mettre en place des “rituels de désintoxication”. Par exemple, le soir, à partir de 17-18h, je pose mon téléphone loin de moi, en général dans mon bureau. Comme ça, il faut faire l’effort d’aller le chercher. Et puis, le dimanche, je coupe tout : mon téléphone ne me sert plus que pour passer ou recevoir des appels, c’est tout.
L’idée, c’est de s’aménager des moments sans rien faire. Pendant des milliers d’années, notre cerveau a évolué en s’ennuyant de temps en temps. Quand on s’ennuie, certains processus essentiels s’enclenchent. Alors que scroller sur son smartphone, ce n’est pas “ne rien faire” : on ne laisse pas au cerveau l’occasion de déclencher ces mécanismes dont il a besoin pour rester en bonne santé. En gros, je recommande de se créer des “espaces d’ennui”.
Pour conclure, vous soulignez régulièrement l’importance de facteurs comme le stress, la fatigue ou l’anxiété. Concrètement, en quoi ces éléments peuvent-ils nuire à une bonne mémorisation, et que recommandez-vous pour y remédier ?
Sur le stress, il y a au moins deux aspects à prendre en compte. D’abord, sur le long terme, dans les organisations ou en classe, on sait qu’un enfant apprend mieux dans un environnement bienveillant. Pourquoi ? Parce que dans un environnement bienveillant, on s’autorise à faire des erreurs et on reçoit des retours constructifs de la part du groupe, ce qui nous fait progresser. À l’inverse, dans un environnement stressant, on va essayer de dissimuler ses erreurs, et du coup, on n’apprend pas. C’est la dimension « groupe ».
Ensuite, du point de vue individuel, j’ai un exemple à vous donner. Le 28 novembre, j’étais invité sur le Magazine de la santé, où l’on m’a demandé de faire une démonstration de mémorisation en direct de 20 mots à retenir en 1 minute 30. Avec l’expérience, je sais qu’entre ce que j’arrive à faire chez moi et ce que je fais en plateau, je dois généralement multiplier mon temps par deux ou trois. À la maison, mon record pour 20 mots est de 26 secondes. Sur le plateau, j’ai donc demandé 1 minute 30, parce qu’il y a la pression du direct, 500 000 téléspectateurs, tout ça est stressant ! Le stress impacte directement nos capacités. Et pas seulement le stress, d’ailleurs, mais aussi tous les éléments perturbateurs extérieurs.
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